Discours du
Grand Rabbin
Harold Avraham WEILL
« S’ils réussissent à atteindre leur but, c’en est fini de notre prospérité, et nous subirons inévitablement un préjudice irrémédiable affectant l’ensemble de nos activités commerciales et industrielles, et de nos biens.
Toutefois, leur hardiesse ne s’arrêtant pas là, ils vont jusqu’à fonder leurs demandes en partie sur les droits de l’Homme et du Sujet qui leurs sont indéniablement reconnus ; mais aussi sur l’utilité et sur la prospérité de la France qui ne saurait leur refuser cette prétendue justice sans les contraindre à détourner leur richesse ainsi que leurs activités lucratives au bénéfice de peuples voisins, et à se venger par là-même, autant qu’il se peut, contre ceux qui les traitent de la sorte. Mais, selon eux, cette vengeance reviendrait alors à ce que, comme jadis, ils se soucient de leur propre bien-être et non du bien-être de la patrie.
Il importe d’élucider la question posée en considérant uniquement ce que les Juifs sont RÉELLEMENT ; ce qu’ils ONT ÉTÉ de tout temps et continuent d’être réellement permettra de déduire ce qu’à l’avenir ils pourraient encore être parmi nous ; en outre, vu l’état passé et présent des Juifs, n’est-il pas évident que l’accession aux droits civiques qu’ils sollicitent entrainerait le déclin de notre ville, l’inévitable dépravation de l’ensemble de ses habitants ?
En vain objectera-t-on que jusqu’ici, les Juifs ont dû se limiter à ce genre d’activités commerciales pénalisantes à cause de lois qui leur étaient défavorables, et qu’ils y ont subi les contraintes de diverses servitudes sur lesquelles ils ont si longtemps gémi, voire la pire détresse qui ne connait aucune loi. Cela nous importe peu : le mal n’en sera pas éradiqué pour autant, les calamités que nous craignons n’en seront pas mieux bannies ; de plus, à quoi bon connaitre la source d’un mal alors qu’il est profondément enraciné et devenu déjà incurable ? Après un tableau fidèle de la situation présente, que les Juifs eux-mêmes ne sauraient réfuter puisqu’il n’est autre qu’un extrait de leur écrit et résume l’expression même de leur propre aveu et de la conséquence qui en découle, qui pourrait être aveugle au sort funeste qui s’abattrait fatalement sur Strasbourg si elle venait à accueillir les Juifs ? Dès lors, qui oserait encore imaginer donner son aval à un projet dont la réalisation causerait la perdition de plus de CINQUANTE MILLE personnes, et profiterait à un peuple étranger dénué de toute légitimité, de tout droit à bénéficier de nos biens et de nos avantages ?
Est-ce la juste récompense réservée à Strasbourg pour avoir, magnanime, renoncé volontairement aux droits les plus beaux ? Faut-il vraiment voir là le premier fruit de cette noble liberté avec laquelle cette ville a fondu tous ses avantages avec confiance et allégresse ? Non : nul doute que l’honorable Assemblée Nationale ne refusera pas de la préserver d’un tel malheur : son immense sagesse, son amour de la justice nous le garantissent. »
La Prise de la Bastille, par Jean-Pierre Houël (1789)
Ces quelques extraits issus de la célèbre très humble adresse de la Communauté de Strasbourg publiée en réaction à la pétition adressée à l’assemblée nationale le 28 janvier 1790 au nom des Juifs de France portant sur la question de la citoyenneté, font froid dans le dos. Et pour cause ! Ils démontrent qu’au moment où la France s’apprêtait à écrire ce qui fut sans aucun doute la plus belle page de son histoire, la question de l’émancipation des Juifs, vilipendés et calomniés des siècles durant, était loin de s’imposer comme une évidence et ce, particulièrement dans notre région. Un paradoxe aussi déroutant qu’abject.
Comment imaginer qu’une société souhaitant se construire sur l’autel de la pensée des Lumières puisse envisager de laisser sur le bord de la route ceux qui, de tout temps et malgré les humiliations incessantes, n’aspiraient qu’à en être des bâtisseurs ?
Le doute et la peur de l’avenir excuseraient-ils toutes les dérives d’une société ?
Force est de constater qu’en de pareilles circonstances, deux chemins s’offrent à elle. Le premier, aussi lâche que confortable, consiste à se replier sur soi et à nourrir des ressentiments envers ceux qui sont différents de vous. Ils deviennent alors la source de tous les maux. De tous les échecs. On se perçoit uniquement comme une victime et l’on oblitère tout ce qui pourrait nous renvoyer à la responsabilité humaine. Les coupables changent. Mais ils ont un point commun : ce n’est pas nous. Ce sont les autres. C’est tellement plus facile et tellement plus rassurant.
Le second, aussi charitable qu’exigeant, consiste à se prendre en mains. À ne pas se dérober à ses responsabilités. À considérer que trouver des boucs émissaires ne rendra pas mon échec ou celui de la nation moins douloureux ni conséquent.
Qu’il ne rendra pas la société de demain meilleure.
Car si c’est réellement ce à quoi nous aspirons, c’est à nous de le faire. Plus que ce qu’elle fait pour moi, c’est assurément ce que je fais pour elle qui me transforme.
Alors oui, je suis terriblement inquiet. Inquiet de voir l’esprit délétère qui souffle depuis maintenant plusieurs mois sur ce beau pays. Inquiet de voir que des millions de mes concitoyens semblent résignés à emprunter la première voie, faisant le choix d’une société divisée, basée sur la peur et les revendications plutôt que sur la responsabilité et le sens du devoir. Inquiet de voir que toutes les manifestations de haine contre la Communauté juive, dont les chiffres effrayants nous renvoient à une page de notre histoire que l’on croyait définitivement tournée, suscitent aussi peu d’indignation.
Mais je suis surtout en colère. En colère devant un tel gâchis. Non, je ne me résignerai pas à voir mes coreligionnaires s’interroger sur la capacité de la France à leur assurer un avenir serein ou tout simplement un avenir. Non je n’accepterai pas que celui qui aspire à prendre la tête du gouvernement français puisse qualifier l’antisémitisme qui gangrène notre société de résiduel, alimentant quotidiennement le brasier de la discorde et de la haine. Pas plus que je ne me tairai devant les nostalgiques du IIIe Reich.
Je ne me résoudrai pas à voir se multiplier les Dreyfuss sans voir émerger l’ombre d’un Zola.
La commémoration d’un évènement est dans la tradition juive une invitation à l’introspection. Commémorer ne se limite pas à célébrer le passé mais à l’appréhender à la lumière du présent. Les lumières de Hannouca traversent ainsi les siècles pour nous inviter à éclairer la société moderne tout comme la soirée de Pessah confronte l’homme à sa condition d’homme libre au XIIe siècle.
En d’autres termes, quel sens a encore la Révolution de 1789 en 2024 et comment interpelle-t-elle les citoyens que nous sommes ?
Si la réponse semble particulièrement complexe et peut-être même effrayante, elle a au moins le mérite de nous faire réfléchir et de nous mettre face à nos responsabilités. Car être libre pour la Torah, contrairement à l’idée que s’en fait l’homme moderne, c’est avant tout être responsable.
Or c’est justement par l’exacerbation de ce sentiment d’interresponsabilité que nous pouvons encore trouver des raisons d’espérer.
Je ne le résumerai mieux que le prophète Michée dans la Haftara que nous lirons la semaine prochaine : « Il te l’a dit, Homme, ce qui est bon et ce que l’Eternel demande de toi : rien d’autre que de pratiquer la justice, d’aimer le bien et de marcher humblement avec ton D’. »