Mauschélé de Zellwiller
Par Jean Camille BLOCH
Maintes fois, lorsque tout-petits nous avions du mal à trouver le sommeil, ma chère maman nous narrait les aventures extravagantes mais dit-on réelles de « Mauschélé de Zellwiller », que nous écoutions avec un certain délice.
Mauschélé est un surnom affectueux que l’on peut traduire par « le petit Moïse », car en effet, de son vrai nom Moïse Baer, Mauschélé est né au cours de l’hiver glacial de l’an 1815 dans une indigente chaumière du petit village de Zellwiller.
L’ancienne Synagogue de Zellwiller
Contre toute attente, le poupon effroyablement chétif va se rétablir et atteindre sans encombre l’adolescence. Le métier de sellier que son père a tenté de lui inculquer ne lui sied pas, pas plus d’ailleurs que quantité d’autres métiers qu’il expérimente brièvement sans grand enthousiasme. À vrai dire, Mauschélé s’est forgé une conviction, une éthique de vie personnelle, que son oisiveté a longuement mûrie : Il est convaincu que le travail, cette incongruité médiocre, inintéressante et même parfois fatigante… n’est pas faite pour lui. Célibataire endurci par vocation, Mauschélé se destine à une vie solitaire et contemplative, ponctuée de rencontres au gré des circonstances, il se définit lui-même comme « schnorrer », autrement dit, un « mendiant professionnel ». Ainsi, de son pas lent, s’appuyant sur son bâton de marche, Il sillonne sans relâche l’Alsace, du Nord au Sud, il n’a rien à vendre et ne veux surtout rien vendre car cela ferait de lui un juif très ordinaire, alors qu’il a de sa personne une bien plus haute estime. Dans son baluchon ne se trouvent que quelques guenilles et sous sa chemise rapiécée, se cache une petite bourse confectionnée par sa sœur Caroline et qui recèle trois ou quatre pièces de monnaie, toute sa fortune.
Peu lui importe, car c’est dans sa tête que se trouve sa véritable richesse.
En effet, Mauschélé, au cours de ses pérégrinations villageoises remplit une fonction sociale très importante à ses yeux : il colporte de famille juive en famille juive, les nouvelles des uns et des autres, mais bien sur et surtout il agrémente ses récits de quelques ragots qu’il affectionne, de ceux qui font souvent mal et engendrent la discorde dans les familles… Il musarde selon l’inspiration du moment, un jour ici, un jour ailleurs, mais il a un impératif absolu, il doit rentrer dans son village de Zellwiller chaque vendredi soir avant le coucher du soleil, car c’est à la synagogue pendant l’office du shabbat, que l’on fait la meilleure récolte d’informations de la plus haute importance !
Un lundi matin, le préposé de la gare d’Obernai lui demande : « Mauschélé pour quelle destination me demandes tu ce billet ? » et Mauschélé de lui répondre le plus sérieusement du monde : « pour partout, car j’ai à faire partout et je suis partout attendu ». Il est vrai qu’aucune famille juive d’Alsace ne lui est inconnue. Ne sachant ni lire ni écrire, sa mémoire infaillible a emmagasiné une quantité sidérante d’informations de naissances, de mariages, de décès, d’achats ou de ventes biens, sans oublier les procès et les condamnations. Mais son morceau de choix, sa « friandise », ce sont les petites moqueries concernant rabbins et ministres-officiants. Avec l’implacable Mauschélé, une seule fausse note d’un chantre, l’erreur la plus insignifiante d’un rabbin, feront rapidement le tour des communautés juives d’Alsace… Notre chroniqueur autodidacte n’est pas sectaire et à l’occasion les infortunes des communautés chrétiennes ne le laissent pas indifférent. Les tribulations de ce boucher poursuivant, hachoir à la main, le vicaire qu’il surprit dans le lit de la bouchère, fut longtemps l’un de ses best-sellers !
Dès son arrivée dans un village, les enfants s’agglutinent au tour de lui, entonnant des refrains moqueurs. Mauschélé de sa voix forte feint de se fâcher et menace en faisant tournoyer son inséparable bâton, mais personne n’est dupe, le schnorrer est l’ami des petits espiègles, il n’a pas en lui une once de méchanceté.
Mauschélé est un véritable arbre généalogique trottinant de village en village, il connait tout de l’intimité des familles car il est reçu dans toutes les maisons et égrène avec délectation ces informations confidentielles, contre gîte et couvert, à des hôtes attentifs, presque aussi pauvres que lui. Il sait d’un air innocent appuyer là où cela fait mal, pour mettre le feu dans une famille avec une certaine satisfaction. Mais Mauschélé est aussi un fin gourmet, il choisit ses hôtes en fonction du talent culinaire de la maisonnée : à Niedernai, il préfère le délicieux pot-au-feu de la famille Lévy, avec ses matzeknepfles gorgés de moelle de bœuf, plutôt que la carpe farcie de Salomon le chiffonnier, qui comporte tellement d’arêtes potentiellement fatales, qu’il prendrait un très gros risque physique à déclamer ses dernières informations tout en déglutissant. D’un culot monstre, Mauschélé, lorsqu’il est invité à une table, s’assied majestueusement à la meilleure place, exige que l’on change les assiettes après chaque plat et bien repu, réclame encore un dernier dessert agrémenté d’un café et de quelques verres digestifs !
Un jour, de passage à Bischoffsheim, Isaac, un brave marchand de bestiaux lui tend une petite pièce. Mauschélé lui fait vertement remarquer que d’habitude il lui donne le double et qu’en ces temps difficiles, il ne peut accepter une telle humiliation. Le marchand de bestiaux lui explique alors qu’il a récemment marié sa fille et qu’il lui est impossible de faire mieux. Avec le plus grand sérieux Mauschélé lui rétorque qu’il est inadmissible et particulièrement malhonnête, que l’on marie les filles avec l’argent qui lui a été de tous temps réservé…
Jamais, au grand jamais, Mauschélé n’accepte de montrer sa maigre fortune cachée sous sa chemise. Pourtant un jour à Hattstatt, le président de la communauté juive qui venait de lui donner une pièce d’argent le défia : « Mauschélé, si tu recomptes tes pièces ici, sur cette table, je te redonne une pièce d’argent ». Mauschélé ne peut résister à une offre aussi alléchante et étale sur la table les quelques pièces de sa bourse. Un ami du président, avec sa pipe en guise de révolver, pointe Mauschélé dans le dos et lui dit : « maintenant tu laisses ton argent sur cette table ou je te tire comme un lapin ! » Mauschélé furieux se retourna vivement et agressa violemment le fumeur de pipe, lui cassant au passage deux dents. Il ramassa prestement son pécule et s’enfuit, se promettant de ne jamais plus se rendre dans cet étrange village de sauvages !
Maman nous raconta encore bien d’autres mésaventures attribuées à Mauschélé. Le « prince des mendiants », dernier représentant de sa famille, s’éteint paisiblement dans la maisonnette toujours croulante qui l’avait vu naître, à la veille de Noël 1894. Les rires moqueurs laissèrent place à la tristesse sur les visages des enfants devenus adultes, villageois juifs et chrétiens étaient nombreux à suivre le corbillard du pauvre hère sur les chemins pierreux qui mènent au cimetière de Rosenwiller. Aussi loin que l’on puisse remonter dans les archives communales, la famille Baer avait toujours vécu à Zellwiller, elle avait toujours été d’une grande pauvreté et d’une extrême discrétion et pourtant, si vous aussi à votre tour, vous contez à vos petits enfants les aventures de Mauschélé de Zellwiller, il aura sans aucun doute imprégné la mémoire collective du judaïsme rural alsacien pour encore des générations…