Une réflexion proposée par
le Rabbin Claude SPINGARN
Lorsqu’une personne se trouve confrontée à la maladie, la maladie grave, ou la maladie invalidante, elle aborde une situation qui vient la toucher bien au-delà de son corps, mais dans toute sa manière d’être au monde qui risque d’en être ébranlée.
Touchée souvent dans tous ses repères les plus évidents, comme son image, son identité, ses relations, ses rôles, cela la confronte à des remaniements qui ne lui évitent pas la traversée du désert ou plutôt du « désêtre ».
L’épreuve de la maladie peut faire choc, elle peut être mise à distance et niée, elle peut provoquer révolte, colère, agressivité ; elle peut plonger dans une tristesse profonde, peut entrainer une régression. Ces attitudes, ces façons de traverser la souffrance, peuvent se chevaucher, se répéter, se succéder.
Chaque personne a son parcours propre pour essayer de faire face à cette déstabilisation, pour ne pas être submergée par l’angoisse qu’elle fait naître.
Dans la traversée de cette crise, l’angoisse est omniprésente, dans le vécu et le comportement des malades. Mais également, la capacité d’espoir, de réinvestissement du désir, toujours prête à resurgir parmi les limites objectives que sa vie lui impose.
Elisabeth KUBLER ROSS avait décrit un certain nombre de ces comportements, et de ces ressentis, dans son livre Les derniers instants de la vie.
Cinq étapes sont mises en avant par notre auteur : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et la résignation. Mais il n’y a pas de savoir qui permette de cataloguer, d’interpréter hâtivement, de généraliser.
Ce schéma est forcément réducteur, et dans le cadre de cet article, il manque de pudeur envers ceux qui traversent ces affres, ces drames.
Néanmoins, dès que l’on essaie d’accompagner, l’on se forme à être sensible à ces phases.
Il y a quelques années, j’ai eu la surprise de lire un article qui met en parallèle ces étapes de bouleversement à la destruction de nos deux Temples. Aujourd’hui, il nous est sans doute difficile d’imaginer le cataclysme qu’a dû provoquer la perte de ce qui nous rassemblait, de ce lieu vers lequel nos regards se portaient si naturellement. Si à présent aucune sim’ha n’a lieu sans ce rappel : « Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma main droite se dessèche », que devait être ce choc suivi de l’exil dont nous ne sommes pas encore sortis !
Oui, déni comme première phase !
N’est-ce pas déjà le prophète Jérémie qui nous avertissait : « Si vous corrigez sérieusement vos voies et vos actes, si vous pratiquez une justice sévère dans vos relations réciproques; si vous vous abstenez d’opprimer l’étranger, l’orphelin et la veuve, de répandre du sang innocent en ce lieu, et de suivre des dieux étrangers, pour votre malheur, [alors seulement] je vous laisserai résider ici, dans le pays que j’ai donné à vos ancêtres, de siècle en siècle ».
Pourtant le peuple se fie à cette formule trompeuse : « C’est ici le sanctuaire de l’Éternel, le sanctuaire de l’Éternel, le sanctuaire de l’Éternel ! ». Sous-entendu : le Temple est en notre possession ; que peut-il nous arriver ? Et notre prophète de continuer à nous avertir : « je vous le redis chaque matin, sans relâche, et vous n’écoutez point ».
La phase du marchandage (à l’échelle d’un patient : si j’accepte ce traitement, cette mutilation, je vais guérir !) a bien eu lieu à cette époque.
N’est-ce pas Rabban Yo’hanan ben Zakaï, un des Maitres de l’époque qui se présenta devant Vespasien, général romain, bientôt empereur ? Conscient de la futilité de résister aux Romains, il remarquait qu’il était possible pour le peuple juif de survivre, exilé de son centre spirituel, Jérusalem, de son cœur le Temple, et de sa patrie la Terre d’Israël.
Cette possibilité était basée sur le fait que la Torah étant en leur possession, personne ne pourrait la leur prendre. Il plaida donc afin que la ville libre de Yavné devienne la nouvelle demeure du Sanhédrin, la cour suprême juive, et des Sages de la Torah. Il fonde alors ce que l’on appelle l’Académie de Yavné. A l’époque, comment ce Maitre fut-il considéré : comme traître ou héros ?
Colère et dépression ne portent-elles pas en écho ses phrases si marquantes des Lamentations pleurées à Ticha beAv:
« Il a fait dépérir ma chair et ma peau, il a brisé mes os. Il a érigé des constructions contre moi, il m’a environné de poison et de douleur. Il me fait habiter dans les ténèbres, comme ceux qui sont morts depuis longtemps. Il m’a emmuré pour que je ne puisse pas sortir, il a alourdi mes chaînes. J’ai beau crier et implorer du secours, il tient ma prière enfermée ».
Puis arrive cette phase de résignation. Tel un deuil !
Mais cette page est-elle irrémédiablement tournée ? Ce livre de vie est-il définitivement achevé ?
Après la destruction du deuxième Temple, de nombreux Juifs s’abstinrent de manger de la viande et de boire du vin. Quand Rabbi Yehochoua les abordait et leur demandait pourquoi ils agissaient ainsi, ils répondaient : « Comment mangerions-nous de la viande, alors qu’on a cessé de l’offrir en sacrifice, et comment boirions-nous du vin, qu’on a cessé de répandre en libations ?
– Dans ce cas, nous ne devrions plus manger de pain, car les offrandes de céréales n’existent plus. Mangerons-nous des fruits ? Non, car on n’apporte plus les prémices au Temple. A la rigueur nous pourrions manger d’autres fruits. Mais l’eau, nous ne devrions pas en boire, car la cérémonie de l’eau – sim’hath beth hachoéva- n’existe plus ! »
Comme les gens restaient silencieux, Rabbi Yehochoua continua :
« Écoutez-moi, mes enfants : il ne serait pas convenable de ne pas observer du tout le deuil [du Temple], puisqu’un décret nous l’a ordonné. Mais il ne faut pas aller trop loin, car on n’impose pas une contrainte sur la communauté si la majorité de ses membres est incapable de la supporter ».
Oui, pareil à un deuil, les pages marquantes d’une existence sont là, éternelles. A nous de savoir lire, relire… Relier !